La gauche palestinienne ne se laissera pas récupérer – Une critique de Palestine : A Socialist Introduction

« L’impérialisme américain est l’ennemi juré du peuple palestinien. » (Photo : Palestine Poster Projet Archives)

Samar Al-Saleh et L.K., Viewpoint Magazine

11 décembre 2021

Traduction: Jean-Marie Flémal, Pour la Palestine

Le programme politique du Front populaire pour la libération de la Palestine, Stratégie pour la libération de la Palestine (1969), insistait sur le rôle indispensable de la pensée politique dans la lutte palestinienne de libération nationale. La pensée politique était échafaudée comme une condition fondamentale pour le succès de la révolution palestinienne et elle englobait la pratique du développement d’une perspective claire des forces réactionnaires et des forces révolutionnaires. Le FPLP posait les questions posées par Mao lui-même en 1926 : « Qui sont nos ennemis ? Qui sont nos amis ? » et affirmait dans la foulée que « la pensée politique derrière toute révolution commence en posant cette question et en y répondant ».

Selon cette formulation, le sionisme n’est pas le seul ennemi des Palestiniens et ceux-ci ont des amis à leurs côtés. Le FPLP a mis l’accent sur le fait que « confiner la révolution palestinienne dans les limites du peuple palestinien constituerait un échec, si nous nous souvenons de la nature de l’alliance des ennemis auxquels nous sommes confrontés ». En rejetant le confinement de la Palestine dans ses seules limites nationales et en insistant sur les dimensions régionales et mondiales pour déterminer qui sont les amis et les ennemis des Palestiniens, la gauche a développé une politique internationaliste et forgé des alliances par le biais d’une analyse scientifique soignée des forces locales, régionales et mondiales en compétition.

Dans un même temps, l’internationalisme du FPLP s’est constitué à partir de son analyse marxiste de la question nationale palestinienne. Soumis à la colonisation sioniste elle-même soutenue par l’impérialisme mondial dirigé par les États-Unis, le FPLP a compris que sa lutte nécessitait un front national populaire constitué à partir de divers secteurs de la nation palestinienne, avec sa base implantée au sein de la classe ouvrière et de la classe paysanne.

Cette pratique théorique du FPLP s’appuyait sur son analyse objective et matérialiste de la situation politique à laquelle était confrontée la révolution palestinienne. Elle était absolument convaincue que s’engager dans la lutte révolutionnaire sans pensée politique allait détourner les forces révolutionnaires sur la voie de l’erreur et de la désorganisation. La théorie qui sortit de la méthode du FPLP servit et guida une pratique politique concrète vers l’horizon de la libération nationale et du socialisme. Cette analyse marxiste lie la théorie révolutionnaire à la pratique révolutionnaire et reste l’une des plus sophistiquées à ce jour dans le mouvement national palestinien.

On supposerait alors que Palestine : A Socialist Introduction (Palestine : une introduction socialiste) adopterait une pratique et une méthodologie politiques similaires ou, à tout le moins, y consacrerait une attention minutieuse. Le livre, coédité par Sumaya Awad et Brian Bean, affirme que « la seule voie vers la libération de la Palestine » est un mouvement socialiste international s’appuyant sur l’anti-impérialisme et l’internationalisme. Le recueil, qui présente des contributions de douze auteurs, est organisé en trois sections qui abordent les dimensions historiques et contemporaines de la question palestinienne. La première partie propose au lecteur l’histoire de la colonisation britannique et sioniste de la Palestine, explique les racines du soutien américain au sionisme et évalue la trajectoire du mouvement palestinien de libération nationale. La deuxième partie affirme que la classe ouvrière israélienne n’est pas une alliée et elle discute le prétendu processus de paix de même que la libération palestinienne dans le Printemps arabe. La troisième partie comprend une interview d’Omar Barghouti, une perspective de genre dans la lutte palestinienne et une analyse historique et contemporaine de la solidarité entre les noirs et les Palestiniens. La conclusion propose la vision propre à Awad et Bean de la libération palestinienne et se termine en adressant aux lecteurs un appel à l’action.

Awad and Bean situent la publication de Palestine en 2020 dans un climat culturel et politique élargi aux États-Unis qui, prétendent-ils, s’est défini par un intérêt croissant pour le socialisme. Identifiant un changement dans l’opinion publique concernant la Palestine qui a eu lieu en même temps, après 2008, qu’une vague de « floraison rouge », ils écrivent : « C’est cette connexion entre la cause de la Palestine et la lutte pour le socialisme que nous estimons nécessaire. » Très peu de temps après la publication de Palestine, il y a eu aux États-Unis un regain d’intérêt pour l’étude de l’histoire et de la politique palestiniennes. Cet été, cet intérêt a été attisé par les soulèvements en Palestine et par les mobilisations qui leur ont répondu dans le monde entier. C’est dans ce contexte de l’importante nécessité d’éducation politique – dans un pays violemment engagé dans la fabrication du mythe sioniste – que nous avons assisté à la promotion de Palestine comme une primauté pour les socialistes. Comme les confrontations entre les Palestiniens et le projet sioniste se sont intensifiées en mai, Haymarket Books a promu Palestine sous forme d’un e-book gratuit, de sorte que ses lecteurs ont pu « en apprendre davantage sur l’histoire et la politique de la lutte pour la justice en Palestine ». Au départ, c’est logique, puisque le but et l’intention du projet d’Awad et de Bean est d’intégrer solidement la cause palestinienne à la lutte pour le socialisme et d’encourager l’implication des socialistes dans le mouvement pour la Palestine. En effet, éduquer les jeunes socialistes dans le Nord mondial à propos de l’urgence politique de la libération palestinienne est un effort que nous accueillons favorablement et estimons nécessaire, plus particulièrement dans le contexte de l’intensification de l’offensive sioniste et impérialiste.

On peut regretter, toutefois, qu’Awad et Bean rendent un mauvais service, politiquement et intellectuellement, à leurs lecteurs socialistes : Ils sapent et rejettent la tradition de la gauche palestinienne en la sortant de son contenu et de son histoire. Ceci, en raison de la prédominance accordée par Awad et Bean au cadre théorique, historique et politique. Leur cadrage dérive de tropes ahistoriques à propos de formations politiques marxistes-léninistes distinctives, expérimentales et diverses qualifiées de « stalinistes », « mécanistes » et « rigides » et il inféode la gauche palestinienne à ces catégories fallacieuses et passablement réductrices. En adoptant le cadrage du « stalinisme » comme une « fausse » tendance politique qui fait passer libération anticoloniale avant le socialisme, Awad et Bean présument qu’ils n’ont pas besoin d’instruire leurs lecteurs socialistes des États-Unis de la pensée ou pratique marxiste palestinienne. C’est à la fois une opportunité perdue et une grande honte, puisque la gauche palestinienne perçoit la lutte pour le socialisme dans le cadre de la lutte contre l’impérialisme. La condamnation par Awad et Bean et leur isolement auto-imposé vis-à-vis de la pensée et de la pratique révolutionnaires de la gauche palestiniennes est non seulement un obstacle sérieux à l’éducation politique de leurs lecteurs, mais à leur propre but, qui est de fournir une base conceptuelle pour « modeler l’avenir du mouvement palestinien aussi bien aux États-Unis que sur le terrain en Palestine et dans sa région élargie ». Comment peut-on, si on se trouve aux États-Unis, modeler l’avenir du mouvement palestinien sans s’engager logiquement dans les traditions existantes de la théorie et de la stratégie révolutionnaires palestiniennes ? Si les soulèvements de cet été ont ouvert un espace pour éduquer les socialistes à propos de leur responsabilité et de leur rôle dans le soutien de la libération nationale palestinienne depuis le cœur du pouvoir impérialiste américain, il est vital dans ce cas de remettre en question la suppression par Awad et Bean de la pensée révolutionnaire dans l’éducation de leurs lecteurs.

La distanciation historique et contemporaine vis-à-vis de la pratique et de la théorie révolutionnaires dans Palestine a des implications dangereuses : Elle présente une analyse politique qui limite la possibilité d’une formation populaire anti-impérialiste aux États-Unis. Nous estimons qu’il est nécessaire d’aborder et de critiquer directement dans Palestine l’analyse ahistorique de la gauche palestinienne, non pas en tant que forme de sectarisme – une accusation trop souvent mobilisée contre la critique – mais en tant qu’obligation politique nous permettant de reconstituer le rôle inestimable d’une pensée politique claire dans la lutte pour la libération nationale palestinienne. Les modes d’analyse dans Palestine reflètent un problème plus large auquel est confronté le mouvement pour la Palestine aux États-Unis : l’absence d’un cadre théorique cohérent pour assister et guider une stratégie politique. Aujourd’hui, la tradition de la gauche palestinienne – qui a maintenu l’anti-impérialisme, l’internationalisme et la question nationale au cœur de sa politique – reste une source vitale pour les mouvements socialistes dans le Nord mondial fin de s’y engager avec rigueur dans le but de développer une pensée politique claire et de mettre sur pied des programmes politiques qui puissent affronter le sionisme et l’impérialisme. Nous devons poser ces questions : Comment Palestine peut-il adopter une orientation socialiste tout en se détachant en même temps des traditions existantes de pensée et de pratique socialistes en Palestine ? Comment Awad et Bean peuvent-ils entamer leur livre par une citation d’un communiste palestinien, Ghassan Kanafani, tout en dénigrant en même temps la politique et les stratégies de son organisation, le FPLP ?

Dans le commentaire qui suit, nous évaluons la façon sévère dont Palestine traite la gauche palestinienne en nous concentrant sur l’encadrement politique prédominant d’Awad et de Bean et sur le chapitre de Mostafa Omar, « La lutte de libération nationale : Une analyse socialiste ». Nous le faisons en interrogeant l’internationalisme d’Awad et de Bean en tant que conception lourdement idéaliste qui existe exclusivement dans le « royaume éthéré des terres utopiques ». (1) Leur internationalisme se caractérise par un idéalisme en raison de l’absence d’une théorie développée et d’une compréhension de l’impérialisme dont la présence ferait ressortir clairement la forme, la substance et les enjeux historiques et contemporains de la lutte palestinienne. L’analyse prédominante de Palestine, débarrassée d’une considération rigoureuse ou matérialiste de la façon dont l’anti-impérialisme donne forme à une politique et une stratégie internationalistes, permet à Awad et Bean de confondre les amis et les ennemis de la libération palestinienne. Ce cadre théorique et politique précaire pave la voie des critiques ahistoriques simultanées de Palestine et des histoires révisionnistes de la gauche palestinienne que nous contestons par le biais d’un correctif historique en nous concentrant sur les dimensions régionales et globales dont il n’est pas possible d’abstraire les stratégies de la gauche palestinienne.  En contestant l’argument du livre selon lequel les intérêts de la classe ouvrière sont « indépendants du projet national », nous adoptons une analyse marxiste de la question nationale en situant et historicisant la libération nationale comme une forme de lutte des classes. Finalement, nous espérons libérer la pensée palestinienne de gauche de l’emprise des histoires révisionnistes et de la reconstituer comme une source qui illumine à la fois la trajectoire historique de la lutte palestinienne de libération nationale et notre époque présente.

L’anti-impérialisme et l’internationalisme 

Dans leur introduction, Awad et Bean adoptent l’anti-impérialisme comme « pierre angulaire qui maintient le principe de l’internationalisme ». Là, ils définissent l’impérialisme comme « le processus infatigable de la compétition et du conflit entre les classes capitalistes des différents États du monde, qui luttent pour la domination l’exploitation de la population du globe, de ses richesses et ressources ». Awad et Bean poursuivent en impliquant que l’impérialisme est un trait de tous les États nantis d’une classe dirigeante : « Si vous avez une casse dirigeante intégrée à l’économie mondiale, dans ce cas, cette classe dirigeante doit entrer dans la concurrence et elle est poussée dans la structure de l’impérialisme. » Bien qu’ils mentionnent la position dominante des États-Unis dans cette matrice mondiale et la nécessité de s’opposer au militarisme américain, leur anti-impérialisme s’appuie sur une politique de « résistance à l’oppression et à l‘exploitation par les classes dirigeantes du monde entier ».

Manifestement, les auteurs voient l’anti-impérialisme et l’internationalisme comme mariés indissociablement l’un à l’autre. Nous sommes d’accord avec cette formulation, mais nous considérons que leur analyse de l’impérialisme obscurcit la relation entre l’anti-impérialisme et l’internationalisme. Leur explication de l’impérialisme est insuffisante dans la mesure où elle ne comprend pas comment l’impérialisme opère en tant que système de classe à l’échelle mondiale et qu’il est rendu possible par la consolidation du pouvoir politique par le biais des puissances étatiques mondiales, comme la Grande-Bretagne, au cours de l’histoire, ou les États-Unis, à l’époque contemporaine. Alors que nous comprenons que cette perspective est importante pour développer une stratégie anti-impérialiste dans le mouvement pour la Palestine, notre intention dans le présent compte rendu n’est pas de relancer des débats sur la nature de l’impérialisme. L’intervention à laquelle nous donnons la priorité ici est la position de la Palestine dans le système de classe international de l’impérialisme. Comprendre la position dominée de la Palestine au sein du système mondial nous permet de définir une stratégie de résistance à la colonisation sioniste et à l’impérialisme en plaçant au centre la question nationale et en prenant au sérieux les formes historiques des luttes de libération nationale qui ont opéré dans cette perspective.

Pour Awad et Bean, la relation entre l’anti-impérialisme et l’internationalisme « signifie acquérir une compréhension profondément enracinée du fait que nos liens avec les autres ne s’appuient pas sur les frontières ou les nationalités mais sur l’intérêt partagé des travailleurs et des peuples opprimés en résistant à l’oppression et à l’exploitation par les classes dirigeantes à l’échelle mondiale ». Et d’ajouter : « Après tout, nos gouvernements nous ont enseigné qu’ils se souciaient davantage du profit que des gens. »

Pour commencer, cette conception néglige la question nationale et sa persistance actuelle en Palestine et au sein des mouvements anti-impérialistes. Par question nationale, nous faisons référence à « l’ensemble de problèmes politiques concernant les nationalités opprimées au sein des nations, le colonialisme, l’autodétermination et la libération nationale », dont Max Alj dit qu’il a, historiquement, été « une façon de comprendre la topographie politique de l’impérialisme ». (2) Pour donner un exemple concret, la cadre du FPLP, Leida Khaled, insiste sur la question à laquelle est attelée la lutte palestinienne, qui n’est pas seulement la revendication de la terre, mais aussi l’impérialisme et le sionisme aux niveaux régional et mondial. Le nationalisme révolutionnaire devient l’unité atomique pour un domaine d’analyse et d’antagonisme qui opère à l’échelle mondiale. Dans son autobiographie, elle affirme que le lien entre les intérêts sionistes et les intérêts impérialistes fait essentiellement de la lutte des Palestiniens contre la colonisation israélienne « une guerre contre l’impérialisme ». (3) Bien que la question nationale ait été « démobilisée et envoyée en ‘hibernation’ néolibérale » dans le sillage des années 1970, nous la percevons comme prépondérante, historiquement et actuellement aussi, dans la lutte palestinienne. (4) L’élément central de la question nationale palestinienne est la libération de la terre vis-à-vis de l’entreprise coloniale sioniste et le retour à la fois des ressources et des gens, dont la majorité sont sans terre et déshérités. C’est précisément parce que c’est l’impérialisme (dans ses variantes britannique et américaine) qui a toujours rendu le projet sioniste viable que l’anti-impérialisme reste l’élément central dans la question nationale palestinienne. Recentrer la question nationale dans la lutte palestinienne nous permet de mettre l’accent sur la nécessité pour les Palestiniens de déterminer leur avenir sur leur terre même, ce qui signifie tout, depuis l’organisation de leur processus de production jusqu’à l’organisation des structures et institutions politiques.

Comme l’affirme le penseur marxiste égyptien Anouar Abdel-Malek, « la pensée socialiste ne peut se développer que sur base d’une position nationale sur le problème et non à partir de la moindre vision a priori cosmopolitaine sous le masque de l’internationalisme ». (5) Au niveau pratique, cela signifie que la nation est le creuset dans lequel le réfugié, prisonnier et travailleur palestinien assiégé et dépossédé, est en mesure de construire le socialisme. (6) Quand Awad et Bean prétendent que « nous ne pouvons concevoir la Palestine comme une question essentiellement nationale », ils négligent l’importance en cours de cette analyse marxiste anticoloniale de la question nationale.

Ensuite, en faisant de tous les gouvernements des ennemis des travailleurs et des opprimés, Awad et Bean ignorent le vol impérialiste de richesse par le centre depuis les périphéries et le rôle historique des États socialistes dans la restriction de ce flux et même dans la création d’expérimentations compensatoires allant dans le sens de l’autodétermination massive. Ils opposent explicitement leur définition du « socialisme venu d’en dessous » aux modèles comme l’URSS, qu’ils décrivent comme des projets « stalinistes » qui ont imposé le « socialisme venu d’en haut ». Le cadre d’Awad et de Bean obscurcit le processus historique de l’accumulation capitaliste via la formation de puissances mondiales comme la Hollande, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. (7)  Leur analyse est un symptôme et une expression de ce que Sam Moyo et Paris Yeros identifient comme « un marxisme particulier qui, analytiquement, a obscurci la structure centre-périphérie de l’impérialisme, submergé politiquement la question nationale sous une égalité « formelle » des nations et des prolétariats, sans parvenir à reconnaître la validité des questions politiques qui sont spécifiques à la périphérie (particulièrement la question agraire) ». (8) Par conséquent, nous devrions nous méfier des positions exprimées dans Palestine et qui créent une fausse équivalence entre les États impérialistes et les États dans lesquels les équilibres des forces se sont déplacés vers les classes populaires. Alternativement, nous pouvons comprendre l’État en tant que terrain de lutte dont la classe ouvrière et les mouvements populaires peuvent s’emparer afin d’y utiliser les pouvoirs qu’il confère afin de revendiquer la souveraineté sur la terre et les ressources.

Faire passer au premier plan la question nationale nous permet de formuler un internationalisme enraciné dans une stratégie destinée à venir à bout de l’impérialisme et de son organisation destructrice du monde. Pour être clair, cela ne signifie pas que toutes les itérations de l’universalisme sont inutiles, mais que tout programme politique de solidarité mondiale doit affronter les contradictions entre le Nord et le Sud planétaires, lesquelles ne disparaîtront pas en se contentant de leur souhaitant la non-existence. L’obfuscation de ces contradictions est un obstacle sérieux si l’on veut élaborer une politique internationaliste et développer un universalisme révolutionnaire qui soit capable de donner la priorité à la spécificité de la question nationale palestinienne. Ce que nous voulons dire ici, c’est qu’un internationalisme de capacité révolutionnaire ne peut abandonner l’histoire spécifique et les dimensions contemporaines des luttes palestiniennes. Walter Rodney formulait cette relation entre l’universel et le spécifique quand il écrivait : « La solidarité internationale se développe à partir de la lutte dans divers endroits. Telle est la vérité si profondément exprimée par Che Guevara quand il appelait à la création d’un, deux, trois, de nombreux Vietnam. » (9) Malheureusement, Awad et Bean s’écartent très fort de la riche tradition de solidarité internationale exprimée par les marxistes tiers-mondistes comme Rodney. Awad et Bean prétendent que donner la priorité à la lutte anticoloniale est quelque chose de « mécaniste » et que les socialistes devraient en lieu et place baser leur stratégie politique sur « le rejet international du capitalisme ». Mais comment les socialistes peuvent-ils s’engager dans un rejet international du capitalisme sinon à partir d’endroits spécifiques, dont certains, comme la Palestine, sont définis par une relation de classe et un mode de production fondamentalement colonial dans sa forme ? Pour établir la capacité politique vers une solidarité internationale avec la Palestine à partir du Nord mondial, les socialistes doivent développer et prendre au sérieux une pensée politique qui saisit la spécificité de la formation de classe et de la lutte de classe dans une colonie de peuplement. (10)

Le cadre théorique et conceptuel d’Awad et Bean élide donc la façon dont l’anti-impérialisme définit la forme de la politique internationaliste. Par conséquent, ils adoptent une conception de la relation entre l’anti-impérialisme et l’internationalisme qui est chaotique et ce, en raison de son manque de rigueur et de son antimatérialisme. Leur affirmation selon laquelle « l’anti-impérialisme est la pierre angulaire qui maintient le principe de l’internationalisme » reste malheureusement un slogan idéaliste dans la mesure où elle se distancie de la pensée politique et de la pratique concrètes. La formulation explicite de l’internationalisme en tant que principe, et non que mode de politique, leur permet de dénigrer l’internationalisme comme s’il avait pris forme au travers de l’histoire palestinienne. Les travailleurs du monde (comme les Iraniens ou les Cubains affamés par les sanctions américaines) dont Awad et Bean prétendent qu’ils sont au centre de leur vision socialiste, sont absents de leur anti-impérialisme. Naturellement, il est correct de leur part d’affirmer que les luttes domestiques sont liées aux luttes des travailleurs au niveau mondial. Toutefois, ces « liens » restent essentiellement symboliques puisqu’ils omettent la division internationale du travail qui constitue la force matérielle reliant les sorts des travailleurs dans le Nord et dans le Sud. Selon leur perspective, dans ce cas, les travailleurs du monde ne sont pas unis à travers la force du capital en tant que système mondial inégal qui transfère de la valeur depuis les nations dominées vers les nations dominantes, mais à travers les sentiments cosmopolites libéraux quant à « nos liens avec les autres ». La suite du livre, qui appelle les lecteurs à l’action, examine comment la lutte palestinienne permet de voir les « systèmes interconnectés ». Mais un mouvement anti-impérialiste socialiste ne peut se soutenir lui-même en répétant le slogan maintes fois répété disant que « nos luttes sont connectées ». Nous devons comprendre comment et pourquoi c’est le cas. La tendance consistant à éloigner les slogans et les revendications politiques de l’analyse matérialiste est le reflet à la fois d’une indigence théorique et d’une position de classe. Le FPLP a compris comment la formulation de slogans vagues accompagnait l’intérêt qu’il y avait pour la petite bourgeoisie palestinienne de ne pas adopter la théorie socialiste scientifique ou s’engager dans un cadre organisationnel, mais, en lieu et place, d’« être liée à une pensée générale relâchée qui ne va pas au-delà des slogans généraux de libération et à une organisation politique qui ne lui impose pas des exigences allant au-delà de ses capacités ». (11)

Que l’anti-impérialisme ne fonctionne uniquement que comme un slogan ou une passion, dans Palestine, et non comme un mode d’analyse ou de politique, est symptomatique d’une question théorique plus importante au sein de la gauche américaine. Abdel-Malek identifie deux contre-offensives idéologiques qui sont « destinées à bloquer la progression de la fusion de la pensée et de l’action, de la théorie et de la pratique, dans notre monde concret » : 1) « la négation de et/ou l’offensive contre la position nationale sur la problématique du socialisme » et 2) la négation de la position politique sur le pouvoir socialiste ». (12)

Les limitations théoriques et conceptuelles d’Awad et de Bean sont tout de même embarrassantes quand nous considérons l’emploi sélectif par ces auteurs de la pensée de la gauche palestinienne. Ils commencent par une citation de l’auteur et activiste du FPLP, Ghassan Kanafani, qui, en fait, a joué un rôle prépondérant dans la rédaction du texte déjà mentionné, Stratégie pour la libération de la Palestine. (13) La citation dit : « La cause palestinienne n’est pas une cause pour les seuls Palestiniens, mais une cause pour tous les révolutionnaires, où qu’ils soient, puisque c’est une cause des masses exploitées et opprimées de notre époque. » Bizarrement, le livre ne mentionne pas les contributions politiques et théoriques de Kanafani au développement du FPLP. Pas plus qu’il ne mentionne que le Mossad sioniste a assassiné Kanafani en 1972 en raison de son travail politique et de son influence croissante sur le corps politique palestinien. L’omission de l’histoire sanglante du sionisme contre la Gauche palestinienne accompagne avec à-propos la façon dont les auteurs présentent la Gauche palestinienne comme ayant été mal guidée, ou incorrecte, manipulée et par conséquent anachronique. Avec le contenu politique débarrassé de son internationalisme, Kanafani devient un personnage vide qu’Awad et Bean imprègnent à leur profit d’un internationalisme théoriquement indigent et vague.

Cette perversion de l’internationalisme palestinien est la plus évidente dans le chapitre de Mostafa Omar, « La lutte de libération nationale : Une analyse socialiste » qui assimile les « erreurs » historiques de la gauche à ses alliances stratégiques. Dans les sections suivantes, nous reprenons les critiques d’Omar vis-à-vis de la Gauche palestinienne et sa lecture de la dynamique politique au sein du paysage régional et mondial.

La dimension régionale de la libération nationale palestinienne

Omar prétend qu’afin de bâtir une alternative socialiste dans le monde arabe, nous « devrions tirer les leçons des erreurs de la précédente génération de radicaux qui se tournaient vers la Russie stalinienne et certains régimes arabes ‘progressistes’, tels la Syrie et l’Irak, comme modèles de changement social ». Parmi cette génération aînée de radicaux à laquelle il fait référence, figure le FPLP. Il écrit : « Influencé par une combinaison d’idées maoïstes et staliniennes, le FPLP s’est déclaré comme organisation « marxiste-léniniste ». Omar poursuit en demandant pourquoi le FPLP a été incapable d’échafauder une alternative révolutionnaire à l’aile modérée de l’Organisation de libération de la Palestine. Sa réponse à cette question néglige une analyse de l’impérialisme en la reléguant aux stratégies internes et politiques du FPLP. Présumant qu’une stratégie politique différente aurait abouti à de meilleurs résultats, il blâme le FPLP d’avoir créé une « fausse distinction » entre les régimes réactionnaires et les régimes nationalistes progressistes, ainsi que d’avoir recouru à des détournements d’avions.

En attribuant les « erreurs » du FPLP à sa « fausse distinction » entre divers genres d’États, Palestine néglige la conception théoriquement avancée de la stratégie anti-impérialiste et obscurcit son approche de la dimension arabe de la lutte palestinienne. Omar écrit :

« Alors qu’il rejetait à juste titre la notion selon laquelle certains régimes arabes étaient socialistes, le FPLP établissait une fausse distinction entre les régimes réactionnaires accommodants envers l’impérialisme et les régimes nationalistes progressistes qui étaient forcés de le combattre. Donc, en se basant sur cette distinction, le FPLP s’allia à un certain nombre de gouvernements arabes répressifs, comme le régime baathiste en Irak et le régime d’Assad en Syrie. Finalement, ces alliances coûtèrent au FPLP son indépendance politique et le réduisirent à l’état d’un jouet dans les mains de certains dirigeants arabes. »

Primo,  l’affirmation d’Omar selon laquelle le FPLP établissait une fausse distinction entre des régimes réactionnaires et des régimes nationalistes progressistes ignore la réalité des différences significatives dans le caractère politique et social de ces différents États, y  compris des différences incontournables dans le caractère de classe de leurs gouvernements et leur ordre sociopolitique interne (par exemple,  une monarchie avec des caractéristiques semi-féodales et tribales, contre des États nationalistes arabes avec un secteur public dominant administré par le biais d’un parti) qui, en effet, conditionnait la différence d’approche adoptée par ces États envers l’impérialisme américain et le bloc soviétique. (14) Secundo, l’affirmation d’Omar selon laquelle les alliances politiques forgées entre le FPLP et les régimes nationalistes progressistes sur base de cette distinction lui ont coûté son indépendance simplifie la relation que le FPLP a gardée dans le temps et l’espace avec ces États. En effet, à divers moments importants de son histoire, le FPLP s’est heurté à la fois politiquement et militairement à des États nationalistes progressistes, surtout, entre autres, sur la question de l’indépendance du processus décisionnel palestinien concernant la Palestine même. (15)

En outre, Palestine recourt à un argument fallacieux quant à la position du FPLP vis-à-vis des États petits-bourgeois, argument qui lui permet de délégitimer de façon malhonnête les alliances régionales du FPLP et sa pensée politique qui a donné forme à la définition de ses stratégies. Comme cela a été dit plus tôt, les alliances du FPLP étaient basées sur une analyse scientifique des forces sociales et politiques, et elles avaient pris forme d’après son évaluation de ses amis et de ses ennemis. Si nous considérons directement la position du FPLP exposée dans Stratégie pour la libération de la Palestine, il adopte une analyse très claire, nuancée et matérialiste des États petits-bourgeois. Il a compris que les forces révolutionnaires palestiniennes et arabes doivent être en alliance et en conflit avec les États petits-bourgeois : en alliance en raison de l’antagonisme de ces États par rapport à l’impérialisme et à Israël ; en conflit en raison de la structure de classe de ces États qui a modelé leur adoption des stratégies de guerre traditionnelles plutôt que la guerre de guérilla. (16) Dans sa lecture des forces régionales, le FPLP a compris que les États nationalistes petits-bourgeois, comme l’Égypte et la Syrie, jouaient un rôle dans la destruction des héritages impérialistes dans la région. (17) Les États syrien et irakien fournissaient les conditions en vue d’un soutien matériel de la révolution palestinienne – y compris l’hébergement des bureaux des factions, des conférences, de l’entraînement et des bases militaires. Aussi bien le FPLP que le FDLP critiquaient les conditions et les alliances qu’ils y opérèrent au niveau régional et ils les attribuèrent à la différence de classe qui représentait les intérêts des régimes petits-bourgeois, en opposition aux intérêts de la classe ouvrière et de la paysannerie palestiniennes.

Il est important de mettre l’accent sur le fait que la dimension arabe ne peut être séparée de la question palestinienne. L’évaluation par le FPLP du sionisme en tant que menace régionale a été à la base des alliances qu’il a contractées afin de s’assurer un soutien idéologique et militaire en vue de faire progresser la lutte armée en tant que tactique de libération. (18) Avec une vision claire du paysage politique, le FPLP gagea que la tactique de la lutte armée constituait une provocation face à l’alliance américano-sioniste, qu’elle défiait ses intérêts impérialistes dans la région (y compris la menace de la réaction arabe) et qu’elle constituait la seule façon de défendre la patrie palestinienne.

En formulant cette stratégie de la libération, ses points de référence puisaient largement dans les luttes de libération nationale et les luttes socialistes historiques et contemporaines. (19) Toutefois, il n’a pas exporté d’autres expériences révolutionnaires vers son propre contexte, puisqu’il maintenait une compréhension révolutionnaire du marxisme « comme guide de travail et non comme doctrine figée et immuable ».  Alors qu’il n’y avait « pas de parti révolutionnaire sans théorie révolutionnaire » – puisque la pensée et l’action étaient soudées ensemble par un lien organique et réactif » – il n’y avait pas non plus de lutte révolutionnaire sans « programme principal » : la lutte armée. Celle-ci n’était pas confinée à l’action militante, mais comprenait la résistance palestinienne à tous niveaux, comme le boycott total des institutions sionistes. La stratégie de la lutte armée ne pouvait se confiner à la seule Palestine ; le FPLP comprenait l’urgence politique d’une stratégie qui affronte les forces ennemies partout où elles opèrent : « Nous luttons contre l’ennemi sur chaque terre où se posent les pieds de ses soldats. C’est notre approche historique – où nous allons jusqu’au moment où nous aurons atteint le stade où nous ouvrirons un front plus large contre l’ennemi et que nous transformerons notre terre en un enfer brûlant pour les envahisseurs. »

Naturellement, la transformation de la terre en fonction de cette approche historique a ses résonances dans d’autres luttes de libération nationale qui ont transformé la terre même en un espace invivable pour les envahisseurs impérialistes. Mais il y a quelque chose de distinct vis-à-vis de cette approche qui ne peut être réduit à l’orientation marxiste-léniniste du FPLP. Étant donné la dispersion des Palestiniens dans les camps de réfugiés disséminés un peu partout dans le monde arabe, la théorie des alliances de la gauche palestinienne était une réponse à la question de savoir comment libérer la terre avec cette aliénation et cet exil collectifs vis-à-vis de cette terre. (20) Il nous faut par conséquent comprendre les alliances régionales du FPLP dans le cadre de cette caractéristique historiquement spécifique de la question nationale palestinienne. La critique par Omar des alliances du FPLP en tant qu’« erreur » a pour effet d’obscurcir la façon dont la libération palestinienne est subordonnée à la résistance au sionisme aux niveaux régional et mondial : elle ne peut pas être menée à bien dans le seul cadre de la Palestine occupée.

Omar cite les détournements du FPLP comme une raison de son incapacité à proposer une alternative au Fatah et il prétend que les détournements ont isolé le FPLP par rapport aux masses arabes. Il écrit :

« La principale contribution tactique du FPLP au mouvement palestinien en plein développement dans les années 1968-1972 a été son recours aux détournements d’avions de ligne afin de faire connaître davantage la cause palestinienne. Par conséquent, il a substitué les actions de son petit nombre de membres engagés à la lutte de masse des travailleurs et paysans arabes auxquels il cherchait à se rattacher. Du fait que les Palestiniens étaient confrontés à l’un des principaux pouvoirs militaires mondiaux, il fut bientôt évident que la seule tactique de la guerre de guérilla ne pourrait être victorieuse. Et, bien que des millions de ressortissants du monde arabe aient soutenu la lutte armée palestinienne, la nature de cette lutte les empêcha d’y participer. De même, et c’est un élément plus important encore, elle isola le FPLP des luttes de masse qui eurent lieu contre les régimes arabes et contre l’impérialisme américain à la fin des années 1960 et au début des années 1970 – en particulier le mouvement des travailleurs et des étudiants en Égypte (1968-72). »

Cette ligne d’argumentation n’est pas neuve. Dans une interview de 1972, Kanafani répondait en les contestant à des critiques contemporaines des détournements d’avions organisés par le FPLP, lesquelles critiques étaient un reflet des critiques ahistoriques avancées par Omar dans le passage qui précède. L’interviewer, sans doute Fred Halliday, rappela à Kanafani une critique émise par des gens extérieurs au mouvement de résistance et qui disaient, de la même façon qu’Omar, que les détournements étaient « un substitut à l’organisation des masses ». Kanafani rejeta cette critique et précisa : « J’ai toujours dit que nous ne détournions pas des avions parce que nous aimons les Boeing 707. Nous le faisons pour des raisons spécifiques, à un moment spécifique et contre un ennemi spécifique. » (21)

Nulle part Omar ne mentionne que le recours tactique aux détournements était une réponse à la tentative américaine en vue de détruire et de liquider la révolution palestinienne par le biais du plan Rogers élaboré par les États-Unis. Ce plan avait été proposé par le secrétaire d’État de Richard Nixon, William Rogers, en 1969, et il était « centré sur la résolution 242 de l’ONU de la terre contre la paix ». (22) En 1970, il fut révélé à l’OLP que tant Nasser que le gouvernement jordanien avaient accepté ce plan élaboré en coulisse. À juste titre, l’OLP comprit que ce plan renforçait Israël – puisqu’il légitimait le vol de terre par les sionistes – tout en sapant à la fois l’unité arabe et les forces de la résistance palestinienne. (23) En d’autres termes, le plan Rogers constituait une tentative en vue de détruire la légitimité de la révolution palestinienne et de la remplacer par un « plan de paix » américain qui, à l’instar de ce qui se passe aujourd’hui, s’appuyait sur la négation directe des forces révolutionnaires pour définir l’avenir de la Palestine et du monde arabe. Georges Habache, du FPLP, expliqua que les États-Unis voulaient administrer ce plan « parce qu’ils savent très bien que le mouvement de résistance va transformer cette partie du monde – non seulement la Jordanie ou le Liban, mais la totalité du monde arabe – en un second Vietnam ». (24)

Dans ce contexte, les détournements d’avions de ligne du FPLP du début des années 1970 constituaient une stratégie contre la menace régionale et mondiale pour la révolution palestinienne et un mécanisme de restauration du moral du peuple palestinien. Faisant reposer sa défense de la stratégie du FPLP sur une analyse matérialiste de la conjoncture historique, Kanafani affirma :

« Le plan Rogers présupposait la liquidation de notre mouvement et la chose approchait, dans une atmosphère de soumission palestinienne. Par conséquent, il fallait faire quelque chose ; avant tout, pour faire savoir au monde que nous n’allions pas être remisés sur l’étagère pour la deuxième fois et, ensuite, pour faire savoir au monde que les jours où États-Unis et les Arabes réactionnaires pouvaient imposer leurs diktats à notre peuple étaient révolus. De plus, il y avait la question du moral et de la capacité de combat de notre propre peuple. Nous ne pouvions laisser les choses rester comme cela quand un massacre se préparait, même si nous nous étions assis tranquillement sur les marches du palais de Sa Majesté et que nous lui avions baisé la main. »

De l’avis de Kanafani, l’anti-impérialisme n’est pas un mot d’ordre ou un idéal qui peut être mis de côté dans les évaluations des mouvements historiques de libération. Plutôt que d’estimer que les stratégies de la gauche sont fausses ou mauvaises, comme le fait Omar, une analyse anti-impérialiste rigoureuse doit poser la question de savoir pourquoi la gauche a adopté les stratégies qui ont été les siennes dans son moment historique spécifique. La critique d’Omar prétendant que les tactiques du FPLP l’ont éloigné de la « lutte de masse des travailleurs et paysans arabes » obscurcit grossièrement la fait que la tentative américaine en vue de détruire les forces révolutionnaires a été une menace pour tous les travailleurs et paysans arabes. Toutefois, elle obscurcit également le fait qu’en tant qu’organisation populaire de guérilla, le sang vital du FPLP était sa base sociale. Il est historiquement inapproprié et déloyal de la part d’Omar de suggérer que les détournements, une tactique spécifique dans une conjoncture spécifique, ait supplanté le travail d’organisation. (25) En d’autres termes, les détournements constituaient une stratégie de confrontation à l’impérialisme et non quelque chose destiné à remplacer un travail d’organisation basé sur la masse. À l’instar de Kanafani, Leila Khaled met l’accent sur les enjeux politiques des stratégies du FPLP et bouscule la critique susmentionnée, lancée en particulier par des gens qui se sont désengagés de la lutte.  Leila Khaled écrit : « Nous agissons avec héroïsme dans un monde lâche afin de prouver que l’ennemi n’est pas invincible. Nous agissons ‘avec violence’ afin de dégager la cire des oreilles des ‘libéraux’ sourds de l’Occident et d’écarter la paille qui entrave leur vision. Nous agissons comme des révolutionnaires afin d’inspirer les masses et de déclencher le soulèvement révolutionnaire dans une ère de contre-révolution. » (26)

La dimension mondiale de la libération nationale palestinienne

Alors qu’Omar reproche au FPLP ses alliances régionales et ses stratégies, son obfuscation des forces mondiales est une composante essentielle dans la dégradation par le livre de la gauche palestinienne. La critique du FPLP par Omar, qui s’est replié dans une stratégie in terne, a déjà un précédent établi dans l’introduction d’Awad et Bean où, comme on l’a fait remarquer plus haut, tous deux opposent le « socialisme venu d’en haut » au « socialisme venu d’en bas ». Apparemment sans malice à la première lecture, le cadre d’Awad et Bean se révèle comme une option binaire opportuniste que le livre adopte afin de délégitimer non seulement le FPLP, mais d’autres traditions marxistes-léninistes et socialistes. Par exemple, l’affirmation ridicule d’Omar selon laquelle « les travailleurs et paysans cubains n’ont pas pris part à la révolution » réduit les Cubains au statut de témoins passifs de la révolution. Omar relie l’orientation politique du FPLP à la révolution cubaine en prétendant que « la vision du marxisme-léninisme » du FPLP « était exprimée dans la révolution cubaine, où un petit groupe de guérilleros vainquirent un dictateur soutenu par les États-Unis et, quelques années plus tard, proclamèrent une société socialiste ». Cela lui permet de percevoir et la gauche palestinienne et la révolution cubaine comme des exemples de « socialisme d’en haut » et de nier catégoriquement leur constitution populaire.

Le terme « stalinisme » guide le cadre dominant du livre et, dans l’introduction, Awad et Bean le définissent comme « une tendance politique s’appuyant sur la fausse notion selon laquelle le socialisme peut être instauré dans un seul pays plutôt qu’à travers le rejet international du capitalisme ». Ils prétendent que cette tendance est accablée d’un « stagisme » (= + ou – révolution par étapes, NdT) qui a galvaudé les « tentatives des partis socialistes et communistes arabes visant à bâtir une alternative socialiste ». En interprétant largement le stalinisme comme quelque chose de « faux », de « rigide » et de « mécaniste » et en l’assimilant à toute stratégie qu’ils désapprouvent, le décor est planté pour les critiques ahistoriques actuelles des stratégies adoptées et des alliances forgées par le mouvement palestinien de libération nationale.

En fait, Omar traite l’alliance du FPLP avec l’Union soviétique comme l’une de ses « faiblesses politiques » et il suggère impudemment que le FPLP était « régulièrement manipulé par l’Union soviétique ». Il écrit que « le FPLP, à l’instar du reste de la gauche stalinienne dans le monde arabe, s’est allié à ce qu’il considérait comme des sociétés ‘réellement’ socialistes, c’est-à-dire l’Union soviétique et le bloc de l’Est ». S’appuyant sur le trope éculé du « stalinisme » comme un moyen de délégitimer la gauche palestinienne, Omar prétend que construire le socialisme « va requérir la redécouverte de la véritable tradition marxiste, qui a toujours considéré les luttes de la classe ouvrière – et non la Russie stalinienne ou quelque régime arabe autoritaire se disant « socialiste » ou « progressiste » – comme la façon de changer la société ». Pour Omar, la gauche palestinienne ne fait pas partie de cette « véritable tradition marxiste ». Sans vergogne, ensuite, il rejette complètement la pertinence des contributions politiques et théoriques de la gauche palestinienne et il termine le chapitre en disant à ses lecteurs : « Il sera d’une extrême importance pour nous de tirer les leçons des erreurs des vieilles organisations staliniennes et de connecter ces leçons aux luttes d’aujourd’hui. »

L’invocation maccarthyste de l’épouvantail stalinien – en tant qu’effort en vue de définir le marxisme par une formule étroite et sectaire – rend en fin de compte le socialisme arabe incapable d’adapter le marxisme à ses propres situations. Au lieu de cela, dans leur conclusion, Awad and Bean, proposent la théorie trotskiste de la révolution permanente comme stratégie alternative qui comblera les lacunes supposées des « partis communistes stalinisés » afin de faire avancer les intérêts de la classe ouvrière. Ils opposent la position politique de Jabra Nicola – l’un des seuls trotskistes que la Palestine ait produits – à celle du corps entier de la pensée et de la stratégie organisationnelles et politiques, écrivant que Nicola a puisé dans « la théorie de Léon Trotski, qui articulait la nécessité des luttes de libération nationale pour défier également le rôle des classes capitalistes locales. Ceci va à l’encontre de la stratégie adoptée par les partis communistes stalinisés ainsi que par certaines des organisations nationalistes de la région, qui préconisaient un front anti-impérialiste subordonnant les intérêts indépendants de la classe ouvrière au projet national ».

En dehors du fait d’absoudre les courants trotskistes et social-démocratiques de leur relation historique et actuelle à l’impérialisme, le livre traite également de diverses questions.

Primo, la critique dans le livre de l’orientation du FPLP vers l’Union soviétique et son alliance avec ce même pays, obscurcit le fait que le FPLP (ainsi que les autres factions politiques palestiniennes) nourrissait de profondes objections à l’encontre des partis communistes arabes en raison de leur adhérence politique à la ligne soviétique sur la Palestine. De plus, en traitant des amis de la cause palestinienne, le FPLP articulait les limitations de la position de l’URSS sur le sionisme dans son adoption de la Résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, tout en insistant toutefois sur la nécessité de leur alliance. (27) En dépit de ces réserves, le FPLP comprenait que maintenir son alliance stratégique avec l’URSS allait renforcer sa capacité de résister à l’offensive croissante de l’impérialisme et de la réaction régionale. On l’avait vu avec les révolutions anticoloniales et socialistes en Angola, au Mozambique et dans la République démocratique du Yémen – leurs organisations avaient résisté aux offensives violentes de l’impérialisme et avaient mobilisé les classes populaires, alors qu’elles avaient développé une alliance avec l’Union soviétique. De même, le FPLP maintint cette très importante alliance internationaliste dans le but ultime de faire progresser une révolution nationale démocratique censée à la fois fournir une base matérielle et technique et paver la voie pour une révolution socialiste. En intégrant le FPLP et d’autres organisations à orientation communiste à la catégorie de la « gauche stalinienne », Omar fait passer les Palestiniens pour des marionnettes de ventriloques supposés bureaucratiques et despotiques plutôt que pour des acteurs révolutionnaires forgeant leur propre politique avec en face d’eux la force de la réaction dirigée par les États-Unis. Plus encore, la relation entre l’Union soviétique et le FPLP (ou, plus largement, avec l’OLP) ne peut être perçue comme unilatérale ou statique. Cette dynamique s’est faufilée tout au long de la révolution et dans la ligne de temps plus large encore de la guerre froide. (28)

Secundo, la position antisoviétique de Palestine escamote plus ou moins l’effort historique de l’impérialisme américain en vue d’affaiblir le bloc socialiste, ainsi que son influence croissante sur diverses sections de l’OLP. Le FPLP a compris que son alliance avec l’Union soviétique se situait sur un terrain de jeu de l’impérialisme mondial dans lequel « les États-Unis ont établi une série de pactes et de traités de défense pour faire face au camp socialiste et pour l’encercler et limiter son expansion et aussi pour neutraliser les mouvements de libération nationale ». (29) En tant qu’internationaliste engagée, la gauche palestinienne a compris l’effet positif de la puissance soviétique sur les forces révolutionnaires dans le monde arabe. Le refus des deux éditeurs de Palestine d’aborder ce terrain mondial permet une analyse dans laquelle les amis de la Palestine sont traités d’ennemis et, par conséquent, dans laquelle la stratégie internationaliste de la révolution palestinienne est réduite à des catégories du genre « fausse » et « incorrecte ». La dichotomie de la stratégie correcte contre la stratégie incorrecte est née non pas d’une analyse conjoncturelle ou historique de l’arrangement des forces dans la lutte contre le sionisme et l’impérialisme, mais de vieux principes éculés mais honorés par le temps sur la façon correcte de mener la lutte. En tant que jugement historique, elle néglige la façon dont les positions du FPLP se sont constituées à partir de son analyse matérialiste des forces de l’impérialisme et de sa compréhension de la trajectoire du projet de libération. L’introduction du programme de la « Politique des phases » du FDLP et l’exil de l’OLP de Beyrouth après 1982 suscita une augmentation des lignes de communication avec les administrations des États-Unis. Le Beyrouth d’après 1982 matérialisa cette réalité quand des canaux en coulisse furent instaurés avec Arafat et l’administration Reagan afin de se diriger vers un « plan de paix ». (30) À ce moment spécifique, le FPLP ne se joignit pas au FDLP et au Fatah dans la politique de conciliation ; il maintint son analyse de la lutte palestinienne comme étant liée à la lutte contre l’impérialisme. Finalement, il donna la priorité à un front anti-impérialiste afin de garantir plus largement les intérêts du mouvement palestinien, ce qui inclut de défendre la dignité des masses palestiniennes. Si la capacité à recalibrer de façon dynamique ses alliances en accordance avec les fluctuations de la scène politique n’est pas un exemple de l’« indépendance prolétarienne » si souvent encensée, qu’est-ce, dans ce cas ?

La libération nationale en tant que lutte des classes

Palestine perçoit le fait d’accorder la priorité à la libération anticoloniale comme un « modèle staliniste » et « mécaniste » qui « renvoie le projet du combat pour le socialisme vers quelque chose qui aura lieu quelque part dans le futur – vers un futur indéfini, donc ». Cette séparation entre la libération anticoloniale et la lutte des classes émane de deux malentendus fondamentaux. Primo, Awad et Bean comprennent de travers la composition de classe de la lutte anticoloniale en Palestine. Et, secundo, ils se méprennent sur la formation des classes.  Leur mise en garde d’introduction contre le « stalinisme » pose donc une option binaire permettant la confusion, sans la moindre explication, entre la lutte anticoloniale et la lutte des classes. À la lecture de Frantz Fanon, toutefois, nous apprenons que nous ne pouvons séparer la lutte des classes et la lutte anticoloniale, dans des situations de colonialisme, puisque la sous-structure économique est également une superstructure ». (31)

La non-compréhension par les auteurs de la lutte des classes et de la formation des classes est surtout évidente dans la défense par Awad et Bean d’une grossière théorie des classes qui croit que la classe ouvrière a « des intérêts indépendants vis-à-vis du projet national ». Il est difficile d’imaginer ce qu’Awad et Bean veulent dire ici. Si le projet national, qui garantit la libération et le retour de millions de réfugiés palestiniens dépossédés, n’est pas ce sur quoi reposent fondamentalement les intérêts palestiniens de la classe ouvrière, où donc pourrions-nous alors dégager ces intérêts de la classe ouvrière dont parlent Awad et Bean ?

Afin de concevoir les intérêts de cette classe ouvrière, nous devons être en présence d’une question nationale. Cependant, le rejet par Awad et Bean de cette même question nationale dans Palestine repose en partie sur leur recours déjà mentionné à la théorie trotskiste de la révolution permanente. Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci lui-même qualifiait la théorie de Trotski, qui laissait de côté la question nationale, de « rien de plus qu’une prévision générique présentée comme un dogme et qui se détruit elle-même en ne se réalisant pas dans les faits ». (32) L’obstination de Trotski est un reflet du fait que sa théorie ne s’appuie pas sur une analyse matérialiste des forces sociales en concurrence aux niveaux national et mondial. De son côté, Gramsci écrit : « On ne peut choisir la forme de guerre que l’on désire, à moins d’avoir dès le départ une supériorité écrasante sur l’ennemi. » (33)

Il vaut la peine d’insister sur le fait que la stratégie politique de Gramsci se situait dans un contexte méridional de développement inégal. Le niveau national, comme c’est le cas dans le contexte palestinien, était l’échelle à partir de laquelle il fallait lancer une alliance nationale-populaire. La théorisation par Gramsci de cette dernière n’était simplement un choix préférentiel mais un choix qui répondait à la constitution de la société italienne dans l’entre-deux-guerres. Inversement, Awad et Bean sabotent une analyse marxiste de la question nationale en affirmant que « les conflits internes entre classes et la perception de la lutte d’en bas » est « la réponse ». En opposant cette « réponse » à l’unité nationale, ils oublient de reconnaître que les réponses politiques ne sont pas éternelles ou transhistoriques ou, plutôt, que les réponses politiques se transforment au gré des formes changeantes que revêtent les luttes des classes.

Dans Le manifeste du Parti communiste, Marx et Engels mettent l’accent sur l’échelle nationale de la lutte des classes : « Quoique pas dans la substance, mais bien dans la forme, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est en premier lieu une lutte nationale. Naturellement, le prolétariat de chaque pays doit d’abord mettre les choses au point avec sa propre bourgeoisie. » (34) Cette distinction entre la forme et la substance nous permet de nous rendre compte à partir de l’analyse du FPLP que la forme nationale de la lutte palestinienne est, en substance, une lutte internationale contre l’impérialisme mondial. L’analyse de Marx et Engels de la lutte nationale a donné forme à la position et à la stratégie communistes qu’ils ont établies, afin de « soutenir partout tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre des choses social et politique existant ». Si l’on adopte la logique de cette position sur la lutte nationale et que l’on comprend que la libération palestinienne est basée sur le mouvement des classes populaires et en est tributaire, il devient parfaitement clair que le fait de supporter tout mouvement révolutionnaire contre la colonisation sioniste – le processus qui a dépossédé et prolétarisé la majorité de la société palestinienne – est une position qui met en évidence les intérêts de la classe ouvrière palestinienne.

Une alternative à l’analyse de classe d’Awad et de Bean déboucherait sur un accrochage sérieux avec la libération nationale et le rôle concret des classes ouvrières et paysannes dans cette libération. Le philosophe marxiste-léniniste récemment disparu, Domenico Losurdo qualifie la stratégie frontiste adoptée dans les luttes de libération nationale en écrivant : « Alors que le prolétariat est l’agent du processus émancipatoire qui rompt les chaînes du pouvoir capitaliste, l’alliance requise pour briser les fers de l’oppression nationale est plus large. » (35) Ceci ne veut pas suggérer que l’oppression de classe est distincte de l’oppression nationale mais, plutôt, que l’oppression nationale est une forme d’oppression de classe. Chose importante, Losurdo attire notre attention sur le fait que la pluralisation de la lutte des classes de Marx et Engels revêt plusieurs formes. Le FPLP a développé une analyse apparentée qui mettait l’accent sur ces diverses itérations de la lutte des classes. Il a montré comment, dans le contexte palestinien de sous-développement, la forme de lutte des classes diffère de celle qui a lieu dans une société industrielle. Ceci n’a pas amené la FPLP à négliger la question des classes en Palestine, ni à dissimuler les différences constitutives entre les classes, mais bien à formuler une stratégie en évaluant chaque classe – les bourgeois, travailleurs, paysans féodaux – dans leur relation respective avec la révolution palestinienne.

En se consacrant à l’analyse de classe, le FPLP a identifié la position selon laquelle le fait qu’« Israël représente un type spécifique de colonialisme qui menace l’existence de toutes les classes du peuple palestinien » est une pensée droitière qui a obscurci la composition de classe des forces révolutionnaires. (36) Le fait de développer une analyse de chaque orientation des classes vers la révolution palestinienne lui a permis de déterminer « les forces de classe réellement révolutionnaires qui constituent le pivot de la révolution ». En d’autres termes, le FPLP a identifié les forces sous-tendant la lutte nationale comme étant les classes populaires (c’est-à-dire sans terre et paupérisées). Selon cette perspective, la libération nationale est une forme de lutte des classes. Comme l’a explicité le FPLP :

« Les luttes de libération nationale sont également des batailles de classes. Il s’agit de batailles entre le colonialisme et la classe féodale et capitaliste dont les intérêts sont liés à ceux de la classe colonialiste d’une part, et aux autres classes du peuple représentant la plus grosse partie de la nation, d’autre part. Si l’affirmation selon laquelle les batailles de libération nationale sont des batailles nationales entend signifier que ce sont des batailles menées par l’écrasante majorité des masses de la nation, cette affirmation est fondée, dans ce cas, mais si elle entend signifier que ces batailles sont différentes de la lutte des classes entre les exploiteurs et les exploités, dans ce cas, cette affirmation est fausse. » (37)

Quand Awad et Bean suggèrent que les intérêts de la classe ouvrière sont distincts du projet national, ils élident non seulement le fait que les batailles de libération nationale sont des batailles de classes, mais ils abandonnent le potentiel libératoire de la résistance populaire qui prend la nation comme son échelle en vue de forger une politique révolutionnaire et de bâtir un avenir socialiste. Ironiquement, Awad et Bean imposent ce même stagisme auquel ils ont l’intention de s’opposer en séparant la lutte des classes de la lutte nationale. Losurdo écrit : « La lutte des classes est le gène qui, dans des circonstances déterminées, adopte la forme spécifique de la ‘lutte nationale’. » (38) Il n’est possible de se mettre d’accord avec cette formulation de la lutte nationale en tant qu’espèce et de la lutte des classes en tant que gène que lorsque nous incluons le vol colonial des ressources et des terres dans notre analyse de la formation des classes et des intérêts de classe. L’abstraction d’une forme de lutte des classes et son universalisation en tant que forme singulière et unique constituent le symptôme d’une position de classe chauvine, adoptée tant consciemment que par inadvertance par les gens du noyau impérialiste, et qui néglige – et finalement refuse – de prendre au sérieux les luttes nationales des peuples colonisés. Aujourd’hui, ce sont soit des théories grossières d’intérêts de classe soit d’humanitarisme libéral qui escamotent à la vue du public une réalité autrement manifeste : à savoir que la lutte palestinienne de libération nationale est l’une des luttes de classes les plus importantes de notre histoire et de nos jours.

Conclusion

Ce sont des paroles de Ghassan Kanafani qui entament le livre d’Awad et Bean, mais nos deux auteurs déprécient fortement sa vie en interprétant comme stalinistes et mécanistes la politique et les engagements qui lui ont valu de se faire assassiner. L’analyse embrouillée présentée dans Palestine est un reflet de la séparation et de l’isolement du livre par rapport à la théorie révolutionnaire, historique et contemporaine, que des gens comme Kanafani ont activement développée et mise en pratique. Bien que, de façon importante, le livre propose certains outils et informations afin de comprendre la question palestinienne, son manque de générosité à l’égard de la gauche et sa prise de distance vis-à-vis de la politique internationaliste signifient qu’il n’est pas à même de fournir une analyse qui évalue clairement les enjeux politiques de la libération palestinienne pour les socialistes des États-Unis. Si Awad et Bean croient que la gauche palestinienne était complètement dans l’erreur, quelle est la formation politique qu’ils considèrent comme ayant raison de bout en bout ?

Sur le terrain de l’organisation contemporaine en Amérique du Nord, ils négligent largement de mettre en évidence les organisations citoyennes. (39) Dans leur conclusion, Awad et Bean mentionnent des ONG comme Adalah Justice Project et US Campaign for Palestinian Rights (Campagne américaine pour les droits palestiniens) dont le travail récent, prétendent-ils, « reflète la croissance d’une gauche américaine résurgente qui oppose une résistance à la machine de guerre américaine au centre d’un projet plus large de justice sociale ».

Il vaut la peine de faire remarquer que les ONG jouent un rôle spécifique et limité dans le mouvement de solidarité pour la Palestine, en utilisant des stratégies qui se limitent souvent au plaidoyer. Quand nous évaluons l’impact des ONG, nous devons être clairs à propos de leur composition de classe et de leur orientation en tant qu’ONG, et non en tant que mouvements, et c’est une clarification que la conclusion d’Awad et de Bean obscurcit. Il existe des différences significatives entre les organisations citoyennes et les ONG, et trois de ces différences principales sont le financement, les mécanismes politiques internes et la base sociale.

Primo, on ne peut comprendre les politiques et les stratégies des ONG isolément de leurs sources de financement. (40) Il ne fait pas de doute que les donateurs privés que les ONG invitent à soutenir leur travail et à payer leurs salaires, modèlent leur travail, leur vision politique et leur composition de classe. Secundo, au contraire des ONG, les organisations citoyennes ont des mécanismes politiques internes qui les responsabilisent vis-à-vis des mouvements populaires. Ces mécanismes politiques permettent aux organisateurs de répondre à la résistance en Palestine. Cet été, ce sont les organisations citoyennes qui se sont montrées capables à la fois de répondre aux appels à la base en Palestine et de mobiliser des centaines de milliers de personnes dans les villes américaines, canadiennes et européennes. Enfin, la composition de classe et le public des ONG proviennent avant tout d’Américains de la classe moyenne. Naturellement, les organisations citoyennes sont hétérogènes dans leur composition de classe et comptent également ces classes dans leurs rangs. Mais les mécanismes politiques internes des organisations citoyennes, et le fait qu’elles ne sont pas entravées par les diktats de bailleurs de fonds libéraux et sionistes, signifie qu’elles sont à même de cultiver une politique et une stratégie qui s’alignent, tout en la mettant en évidence, sur la vision de la lutte palestinienne de libération nationale. Sur le plan structurel, les ONG sont plus engagées à satisfaire les besoins de leurs donateurs privés qu’elles ne le sont d’encourager les revendications des forces de résistance en Palestine et dans la région.

L’inclusion par Awad et Bean des ONG au sein de la gauche, associée à leur incapacité de mettre en exergue les organisations citoyennes aux États-Unis, obscurcit les effets débilitants de l’ONGisation. Dans le sillage d’Oslo, cette ONGisation a fait partie d’un processus plus large de liquidation de la gauche palestinienne. (41) En fait, les États-Unis ont financé l’économie de l’aide en Palestine et ont directement sapé la résistance populaire via la destruction des institutions palestiniennes. La confusion prévalente par laquelle on prend les ONG pour des organisations populaires ou communautaires est une fonction de l’ONGisation, du fait qu’elle sape les mouvements populaires existants ou qu’elle agit dans le cadre d’un terrain social, économique et politique plus large qui empêche leur émergence.

Étant donné l’engagement d’Awad et de Bean envers un « socialisme d’en bas », on ne voit toujours pas pourquoi leur conclusion donne un éclairage non critique, non seulement sur les ONG, mais aussi sur les membres du Congrès. Nous ne prétendons pas que les auteurs devraient exclure la sphère électorale de leur analyse, puisqu’elle constitue un terrain de lutte et un nœud spécifique dans le mouvement pour la Palestine aux États-Unis. Mais leur rendu positif d’Alexandria Ocasio-Cortez, de Rashida Tlaib et d’Ilhan Omar dans le « défi du statu quo en Palestine » contraste étonnamment avec les critiques sectaires du livre à l’égard de la gauche palestinienne. Nous devons nous demander pourquoi les hommes et femmes politiques américains reçoivent une évaluation positive de la part d’Awad et de Bean alors que leur livre offre une plate-forme pour le rejet et la minimisation des contributions historiques des organisations de masse palestiniennes. D’importantes questions restent : Qu’est-ce que le « socialisme d’en bas » pour Awad et Bean ? Y a-t-il le moindre espace pour la gauche palestinienne dans la formation politique qu’ils imaginent ?

Fait plus dérangeant, la diffamation du livre à l’égard de la stratégie révolutionnaire se coupe d’elle-même de la résistance sur le terrain en Palestine. Cela ne veut pas nécessairement dire que les auteurs négligent également ces forces. (42) Toutefois, la résistance au sionisme et à l’impérialisme en Palestine n’est pas mise en évidence de façon complète ou de façon explicite. C’est dommageable quand on considère en même temps le rejet par Awad et Bean des forces organisées de la résistance qui s’opposent au sionisme aujourd’hui, en prétextant qu’elles sont « stalinistes », « stagistes » et « mécanistes ». On devrait à tout le moins s’indigner de ce que le livre traite la gauche palestinienne avec plus de critique qu’il ne traite les ONG de soutien dont la légitimité même dérive de la liquidation historique de la gauche palestinienne telle qu’elle a été organisée par l’alliance américano-sioniste.

En ce sens, la représentation fautive de l’histoire palestinienne par ce livre n’a rien d’innocent. Sa version de l’histoire complète son édulcoration contemporaine de la question nationale et les dimensions internationales de la lutte palestinienne. Malgré cela, l’histoire palestrinienne reste un site crucial d’engagement pour tous ceux qui sont concernés par une politique anti-impérialiste et internationaliste qui est formulée et bâtie à partir de la base historique et contemporaine sur laquelle nous existons et non sur « tous ces châteaux en Espagne ». (43) L’histoire est une source de lutte anticoloniale et anti-impérialiste. Cela a toujours été le cas pour le mouvement palestinien de libération nationale qui continue à puiser son inspiration chez ses prédécesseurs et qui a produit et maintenu de façon créative ses symboles et traditions nationaux tout au long des cent années et plus de refus de l’autodétermination palestinienne par des occupants coloniaux.

Malgré le rôle crucial de l’histoire dans le projet de libération palestinien, ceux qui tirent leur inspiration des moments révolutionnaires historiques sont souvent accusés d’idéalisme ou de romantisme. Nous reconnaissons cette attitude dans la façon dont Palestine traite la gauche palestinienne en la prétendant lourde et obsolète, et en présumant que sa politique et sa stratégie peuvent passer pour fausses ou malavisées. Cette attitude est absolument débilitante à l’égard du mouvement pour la Palestine en Amérique du Nord : Elle gâche la capacité des socialistes à construire un authentique mouvement anti-impérialiste contre les États-Unis et l’agression sioniste. C’est cette itération de moralisme bourgeois que Kanafani identifiait comme l’une des causes de la tragédie palestinienne. Il est alors d’une extrême importance que nous participions à des actes de commémoration de ceux qui sont venus avant nous et qui ont été convaincus de la nécessité durable et de la possibilité de libérer la Palestine. Ceci n’est pas un exercice de nostalgie ni une vision romantisée du militantisme. Pas plus que ce n’est une suggestion de ce que les conditions de la révolution palestinienne puissent être appliquées à notre présent. Se souvenir de la théorie politique et de la stratégie de la gauche palestinienne, les exalter et en tirer des leçons, c’est combattre la contre-insurrection incessante, longue de plus d’un siècle du sionisme contre la résistance palestinienne.

Durant la révolution palestinienne, l’entité sioniste a assassiné des dirigeants de la gauche palestinienne dans toute la Palestine, dans le monde arabe et en Europe. Cette histoire remonte même plus loin, à l’époque de la collaboration entre les Britanniques et les sionistes (1917-1948), qui a vu une répression massive et brutale de ceux qui rejetaient le piratage colonial de la Palestine. Il n’y a jamais eu de fin, à cette répression. Notre moment historique est constitué d’une lutte idéologique dans laquelle le sionisme tente de réprimer et d’éradiquer la mémoire des révolutionnaires palestiniens et arabes qu’il a transformés en martyrs. Nous identifions ce phénomène tout autour de nous, depuis la profanation contemporaine de la tombe d’Izz al Din al Qassam, au nord de Haïfa, jusqu’aux attaques de l’État d’Israël contre le mémorial Ghassan Kanafani, à Acre. Nous l’identifions aussi dans l’effaçage historique de révolutionnaires confinés dans des prisons. Un cas exemplaire n’est autre que Georges Ibrahim Abdallah, un communiste libanais et dirigeant du FPLP qui est emprisonné par l’État français depuis 1984, avec le soutien des États-Unis et d’Israël. (44) Il reste le plus ancien prisonnier politique détenu en Europe.

L’actuelle liquidation de la mémoire de la gauche palestinienne n’est pas exclusivement une tentative sioniste ayant lieu en Palestine. Cette opération révisionniste se déroule ici aussi, précisément, aux États-Unis. À un niveau, la liquidation de la mémoire et de la pensée révolutionnaires palestiniennes peut être contestée en racontant l’histoire selon une méthode matérialiste. Et, à un niveau plus urgent, nous devrions nous interroger sur les idées que peut proposer la tradition de la gauche palestinienne en élaborant des stratégies pour la libération de la Palestine et le développement d’un robuste mouvement internationaliste et anti-impérialiste à l’époque actuelle.

En 2021, le peuple palestinien reste tout aussi assiégé, déshérité, prolétarisé et sans terre qu’il ne l’était en 1969, l’année où la gauche palestinienne a théorisé les forces constituant ses ennemis et ses amis – ceux qui soutenaient ou combattaient la réalité misérable imposée par le colonialisme sioniste et l’impérialisme mondial. Aujourd’hui, il y a des ennemis véritables et concrets investis dans la continuation de la réalité indéfendable de la dépossession palestinienne. Et il y a des amis véritables et concrets engagés pour mettre fin à cette réalité. L’anéantissement de cette réalité est un fait difficile qui reste tout aussi nécessaire, urgent et réalisable. Pourtant, tout mouvement socialiste de l’hémisphère nord qui est intéressé par l’aide à cette possibilité ne peut éviter d’adopter une théorie et une stratégie politiques qui évaluent et affrontent le rôle de l’impérialisme dirigé par les États-Unis et le sionisme dans le pillage qui s’opère au détriment des dépossédés de la planète.

Quoi qu’il en soit, Awad et Bean ont à tout le moins raison de dire que les socialistes de l’Amérique du Nord doivent lutter pour la libération de la Palestine. Mais comment les socialistes des États-Unis peuvent-ils le faire ? Il est clair que de vagues slogans et des cadres théoriques flous n’articulent pas une vision et une stratégie politiques claires qui soient centrées sur l’affaiblissement des institutions de l’impérialisme américain et du sionisme au niveau mondial. Telle qu’elle est articulée par la gauche palestinienne, une politique de l’internationalisme et de l’anti-impérialisme doit dériver d’une pensée politique claire qui évalue tant les forces révolutionnaires que les forces réactionnaires aux niveaux national, régional et mondial. Par conséquent, toute stratégie en vue de la mobilisation doit s’appuyer sur une analyse matérialiste qui place l’impérialiste dirigé par les Américains et le sionisme aux toutes premières loges et qui n’hésite pas à soutenir la résistance sur le terrain même de la Palestine aujourd’hui. Cette analyse détermine quelles sont les luttes que les mouvements socialistes de l’hémisphère nord sont obligés de soutenir et elle leur permet de défier la confusion politique prévalente et le chaos théorique dans lequel tous les États sont stratégiquement indifférenciés, et, a priori nos principaux ennemis et antagonistes – une confusion et un chaos qui ont prouvé qu’ils étaient avantageux pour les dessins américains partout dans le monde. Si une formulation de slogans vagues et un internationalisme idéaliste ne peuvent empêcher la lutte de libération nationale des Palestiniens de se faire aplatir à coup de bombes, de se faire ébranler et humilier par l’entreprise sioniste soutenue par les États-Unis, qu’est-ce qui le fera ?

Peut-être le point de départ le plus pratique consiste-t-il à s’engager dans la tâche qui est assumée par les révolutionnaires palestiniens et leurs amis depuis plus d’un siècle : la volonté indéfectible d’identifier, de combattre et de vaincre les forces ennemies.

 

Samar al-Saleh est actuellement étudiante et elle est impliquée dans l’organisation de la jeunesse palestinienne aux États-Unis.

L. K. est un organisateur de la communauté palestinienne.

Source: Viewpoint Magazine

Notes

(1)-Anouar Abdel-Malek, Nation and Revolution : Volume 2 of Social Dialectics (Albany : State University of New York Press, 1981), p. 166.

(2)-Max Ajl, A People’s Green New Deal (Londres : Pluto Books, 2021), p. 146.

(3)-Il vaut la peine de citer sa position en entier : « Le lien entre les intérêts de l’impérialisme et la poursuite de l’existence d’Israël fera fondamentalement de notre guerre contre ce dernier pays une guerre contre l’impérialisme. » Leila Khaled, My People Shall Live (Mon peuple vivra, 1971), p. 51.

(4)-Sam Moyo et Paris Yeros, « Intervention : The Zimbabwe Question and the Two Lefts », Historical Materialism 15 (2007) : pp. 171-204.

(5)-Abdel-Malek, Nation and Revolution, p. 166.

(6)-Abdel-Malek, Nation and Revolution, première partie.

(7)-Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power and the Origins of Our Times (New York : Verso, 2010).

(8)-Sam Moyo et Paris Yeros, « Intervention : The Zimbabwe Question and the Two Lefts », p. 173.

(9)-Walter Rodney, « George Jackson: Black Revolutionary », novembre 1971.

(10)-Voir notre section plus bas : La libération nationale en tant que lutte des classes.

(11)-Stratégie pour la libération de la Palestine, FPLP (Paris, Éditions en langues étrangères, 2021), pp. 87-88.

(12)-Pour Anouar Abdel-Malek, « l’effet combiné de [ces] deux tendances (…) mène à une disqualification mondiale du socialisme, avec certaines exceptions mineures et temporaires. L’URSS est condamnée comme bureaucratique et conservatrice ; la Chine est chauvine, avec des nuances racialistes ; les États socialistes européens comme des satellites bureaucratiques ; la Yougoslavie et la Roumanie comme des opportunistes, de droite ou de gauche ; la Corée comme dogmatique ; la Cambodge comme erratique ; le Vietnam, après sa victoire, comme conservateur ; Cuba est un satellite bureaucratique dans sa phase romantique déclinante. Que reste-t-il, pouvons-nous demander, du socialisme ? Si chaque pays individuellement est soumis au même traitement, il ne reste qu’un seul havre : la « nouvelle » gauche avec son style propre, les défenseurs, apologistes et épigones de l’épistémologie néomarxiste, le réductionnisme socialiste, une pureté dogmatique, supposée éthique. » Abdel-Malek, Nation and Revolution, p. 165.

(13)-« FPLP : Préface à l’édition Foreign Languages Press » dans Stratégie pour la libération de la Palestine, Éditions en langues étrangères, Paris, 2021, p. 23.

(14)-Ces différences d’approche constituent une référence aux interventions impérialistes américaines auxquelles nous assistons depuis des décennies, telles les multiples invasions de l’Irak ou les guerres menées contre la Syrie et la Libye en recourant à des interventions de pays alliés.

(15)-Par exemple, the PFLP a confirmé à de multiples reprises sa position disant que le processus décisionnel palestinien devrait rester indépendant des États arabes, y compris les États alliés comme la Libye, l’Irak et la Syrie. En effet, le FPLP a contredit le désir de l’État syrien de renverser Yasser Arafat en tant que dirigeant de l’OLP, bien que lui-même, le FPLP, fût opposé à Yasser Arafat en tant que chef. En outre, le FPLP s’est souvent positionné en contradiction aux intérêts de la Syrie au Liban, y compris par le biais de l’implication de la Syrie dans le Mouvement national libanais. Il y a divers autres moments où le FPLP s’est démarqué par rapport aux États qui étaient ses alliés, et ce, en dépit de son alignement autour de considérations stratégiques plus larges.

(16)-Dans le sillage de la Naksa de 1967, la critique par le FPLP du rôle des forces régionales était centrée sur la composition de classe de la direction politique des États petits-bourgeois et citait l’Égypte comme un exemple. En raison de leur structure de classe, ces États n’étaient pas, et ne pouvaient être, la force motrice de la libération palestinienne. Malgré le fait que les États petits-bourgeois étaient restés hostiles à l’égard de l’impérialisme occidental et du sionisme, le FPLP comprenait bien qu’ils avaient la capacité d’adopter des « programmes non radicaux compromettants face à l’ennemi ». Par conséquent, le FPLP comprenait à la fois les contraintes des États petits-bourgeois et la nécessité de s’allier avec eux pour lutter contre l’impérialisme, le sionisme et les régimes réactionnaires. Il vaut la peine de reproduire l’intégralité du texte : « Ces régimes s’attaquent aux intérêts du féodalisme et du capitalisme et à l’exploitation des masses par ces derniers, mais ils ont préservé la petite bourgeoisie et ses intérêts dans les secteurs industriel, agricole et commercial, produisant en  même temps une nouvelle classe de militaires, d’hommes politiques et de personnel administratif dont les intérêts se confondent avec ceux de la petite bourgeoisie et, par conséquent, constituent avec cette dernière la classe supérieure de ces communautés. Les intérêts de cette classe supérieure requéraient la maintenance de l’expérimentation dans des limites qui ne soient pas en conflit avec ses intérêts ou avec sa pensée et sa perception du combat. Cette classe est antagoniste au colonialisme et à la réaction mais, en même temps, elle veut garder les privilèges dont elle bénéficie. C’est cet état des affaires qui a défini la nature des programmes politiques, économiques, militaires et idéologiques de ces régimes. » Pour en savoir plus sur l’approche par le FPLP de cette question, voir les pages 108-112 de Stratégie pour la libération de la Palestine.

(17)-À propos de la compréhension, chez le vice-responsable des relations politique du FPLP, de la question de la Syrie dans la lutte palestinienne, voir Taysir Qubba, « Palestinians in Damascus », Middle East Research and Information Project, 134 (1985).

(18)-La brochure du FPLP (1969), « The Military Strategy of the PFLP » explique que sa pensée militaire « procède directement de l’entreprise idéologique, de classe et organisationnelle qui constitue le fondement de l’engagement du Front populaire tel qu’il est exprimé dans Stratégie pour la libération de la Palestine (1969) ».

(19)-Le FPLP écrivait : « Ce n’est pas une vulgaire coïncidence si la révolution d’Octobre et celles de Chine, de Cuba, de la Corée du Nord, du Vietnam et des pays socialistes d’Europe ont réussi et ont tenu bon face à l’impérialisme et qu’elles surmontent ou commencent à surmonter leur état de sous-développement, contre la quasi-paralysie ou l’infirmité caractérisant les pays du tiers-monde qui ne sont pas engagés scientifiquement dans la théorie socialiste scientifique en tant que ligne de guidance pour la planification de toute leur politique et la mise au point de leurs programmes. » Stratégie pour la libération de la Palestine, p. 149.

(20)-La stratégie révolutionnaire palestinienne a répondu avec créativité à la situation pénible qu’est l’exil. Comme l’explique Nasser Abourahme, l’expérience anticoloniale palestinienne a été révolutionnaire précisément en raison de sa « capacité à créer du territoire ». D’autres révolutionnaires arabes luttant contre la colonisation sioniste et contre l’impérialisme ont dû adopter des stratégies pour affronter, détruire et transformer l’espace colonial. La combattante communiste et révolutionnaire libanaise pour la liberté, Souha Bechara, explique comment la résistance à l’occupation israélienne du Liban s’est poursuivie au travers de sa capacité à « abolir la distance ». Les Palestiniens continuent d’être confrontés au problème qu’il y a à libérer quelque chose dont on est physiquement séparé (par exemple, récupérer sa terre à partir de l’exil d’un camp de réfugiés, ou combattre pour sa patrie à partir de la prison et de ses tortures). Nasser Abourahme, « Revolution after Revolution : The Commune as Line of Flight in Palestinian Anticolonialism », Critical Times : Interventions in Global Critical Theory, mai 2021.

(21)-Ghassan Kannafani, « On the PFLP and the September Crisis », New Left Review, I/67 (mai/juin 1971), pp. 50-57.

(22)-Paul Thomas Chamberlain, The Global Offensive : The United States, the Palestine Liberation Organization, and the Making of the Post-Cold War Order (Oxford : Oxford University Press, 2012), p. 85.

(23)-Ibidem.

(24)-Ibidem.

(25)-Dans son document « Hands off the Militia! » (Bas les pattes de la milice), le FPLP décrit l’organisation de leur base sociale en guise de préparatif contre la répression réactionnaire : « Par conséquent, le FPLP et d’autres organisations progressistes ont consolidé leurs liens avec le peuple, ont agrandi les bases de leur milice et intensifié la formation et l’armement de cette même milice de façon à être préparés à assumer leurs responsabilités dans leurs confrontations avec l’ennemi. »

(26)-Khaled, My People Shall Live (Mon peuple vivra), p. 58.

(27)-Pour plus de détails sur l’adoption par l’URSS de la Résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, voir chapitre 4, dans Leila Khaled, Mon peuple vivra, intitulé « La route de Haïfa ».

(28)-Dans son 4e Congrès, le FPLP fait allusion à la politique léniniste de la « coexistence pacifique » appliquée par l’Union soviétique tout au long de la guerre froide. La pratique par l’URSS de la thèse de Lénine signifiait qu’il fallait assurer les conditions nécessaires pour la croissance de la construction socialiste. Le FPLP admet ne pas préconiser que l’URSS entreprenne une confrontation militaire directe contre les forces impérialistes, ni n’exporte la révolution. La crainte du FPLP tournait autour de la réduction par le bloc socialiste du soutien aux mouvements de libération nationale. Cela concerne directement la poussée de l’URSS vers un règlement politique s’appuyant sur la Résolution 242 du CS de l’ONU et c’est ce qui attisa l’appréhension du FPLP. Dans son rapport, ce dernier déclarait qu’il réévalua plus tard sa position et qu’il comprit que la politique de la coexistence pacifique était essentielle pour la « croissance de l’économie socialiste », pour l’approfondissement de la crise du capitalisme et pour l’intensification des contradictions au sein même du pouvoir impérialiste ». En dépit de cette politique, plusieurs autres nations remportèrent leur bataille pour la libération nationale et ce, avec le soutien du bloc socialiste.

(29)-Stratégie pour la libération de la Palestine, p. 117.

(30)-Malgré le fait d’avoir voté le programme en 10 points, lors  de la réunion du PNC de 1988 à Alger, le FPLP a maintenu sa position contre la normalisation avec l’entité sioniste via la formation du Front du rejet en 1974 et, plus tard, avec la formation du Front du salut national palestinien en réponse à l’accord d’Amman. Voir Anders Strindberg, « The Future of the Palestinian National Movement and The Damascus-Based Alliance of Palestinian Forces : A Primer », Journal of Palestine Studies, 29, n° 3 (printemps 2000), pp. 60-76.

(31)-Frantz Fanon, Wretched of the Earth (Les damnés de la terre), trans. Constance Farrington (New York : Grove Press, 1963), p. 5.

(32)-Antonio Gramsci, « Internationalism and National Policy », Selections from the Prison Notebooks, éd. et trad. Quintin Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), p. 241.

(33)-Antonio Gramsci, « Political Struggle and Military War », Selections from the Prison Notebooks, p. 234.

(34)-Karl Marx et Friedrick Engels, The Communist Manifesto (1848), dans Marx/Engels Collected Works, vol. 6 (Londres : Lawrence & Wishart, 1976), p. 495.

(35)-Domenico Losurdo, Class Struggle: A Political and Philosophical History (Londres : Palgrave Macmillan, 2016), p. 9.

(36)-Stratégie pour la libération de la Palestine, p. 61.

(37)-Ibidem,  p. 63.

(38)-Losurdo, Class Struggle, p. 14.

(39)-Il y a des exceptions. Le livre mentionne brièvement Students for Justice (Étudiants pour la justice) en Palestine et The Red Nation (La nation rouge). De même, ils perçoivent comme importante la nécessité de développer l’antisionisme au sein du mouvement ouvrier américain, en mentionnant les mouvements historiques comme Block the Boat (Bloquez le navire). Toutefois, nulle part, Awad et Bean ne conscientisent leurs lecteurs à propos des organisations et réseaux critiques qui mobilisent pour la libération palestinienne aux États-Unis et/ou articulent une politique antisioniste et anti-impérialiste sans concession. Parmi certaines des organisations qui ont été exclues de leur évaluation sur le terrain organisationnel aux États-Unis, on retrouve : The Palestinian Youth Movement (Mouvement de la jeunesse palestinienne), Within Our Lifetime (De notre vivant), Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network (Réseau Samidoun de solidarité avec les prisonniers palestiniens), Existence is Resistance, Al-Awda : The Palestine Right to Return Coalition (La coalition du droit palestinien au retour), U.S. Palestinian Community Network (Réseau communautaire palestinien aux États-Unis).

(40)-Le 25 mai 2021, le Rockefeller Brothers Fund (Fonds des frères Rockefeller) accordait au Tides Center un subside de $ 150 000 pour l’Adalah Justice Project. En 2018, le subside était de $ 160 000 et, en 2020, de $ 100 000. Ces informations sont publiquement disponibles dans la section « Grants Search » (recherche sur les subsides) du site internet du Rockefeller Brothers Fund.

(41)-Adel Samara, « The NGOization of the Palestinian Left », dans Imprisoned Ideas : A Discussion of Palestinian, Arab, Israeli, and International Issues (Ramallah : al-Mashriq/al-A’amil for Cultural and Development Studies, 1988).

(42)-Le chapitre rédigé par Daphna Thier suggère brièvement la nécessité de développer « des connexions réelles ave la lutte palestinienne de libération nationale partout où elle surgit » et Toufic Haddad reconnaît que le mouvement palestinien est loin d’être vaincu. Le livre fait référence, à divers moments, à l’héroïque Grande Marche du Retour de Gaza.

(43)-Marx et Engels, Communist Manifesto, p. 516.

(44)-In 2013, Hillary Clinton a empêché sa libération. Voir le film Fedayin.